[Ouvert] L’Ethiopie et à Djibouti : des protectorats chinois en devenir ? 8 décembre 2022 Le développement de partenariats économiques entre la Chine et le continent africain a plus que triplé depuis le début du XXIe siècle. En effet, alors que la Chine était le premier partenaire économique de quelques pays en 2000, elle l’est devenue pour plus de trente pays au début de la décennie 2020. Son rapide succès repose sur plusieurs facteurs : des prêts et des dons financiers beaucoup moins regardants que ceux octroyés par le FMI et la Banque mondiale, le développement de nombreuses infrastructures en « cadeau », l’inondation de marchandises chinoises à faible coût sur les marchés africains – et donc accessibles aux classes sociales les plus précaires. Ce succès politico-économique repose aussi sur la dimension symbolique de ces nouveaux partenariats : Pékin a développé une image soignée auprès des gouvernements africains : la Chine n’a pas le passé colonial des puissances européennes, elle faisait ainsi partie des pays présents à la conférence des non-alignés à Bandung (Indonésie) en 1955. Surtout, elle s’est mise en scène autour des partenariats win-win, gagnant-gagnant, qui visent, théoriquement à développer des échanges censés être plus justes que ceux, néocoloniaux, des puissances occidentales. Si la Chine a voulu se démarquer de l’Occident dans ses discours, qu’en est-il réellement de ses actes ? D’emblée, des ressemblances frappantes Les puissances européennes à partir du XIXe siècle et la Chine au XXIe siècle incarnent deux moments historiques de la pénétration économique, politique et militaire d’acteurs étrangers sur le continent africain. Certes, les contextes culturels et historiques diffèrent, ils permettent néanmoins d’analyser ce qu’on appelle les « logiques d’empire » en mettant en lumière les ressemblances ou les emprunts, mais aussi les ajouts ou les différences qui apparaissent d’un modèle de pénétration à un autre. D’emblée, les ressemblances sont frappantes : la politique de la dette pratiquée par Pékin au Kenya lui ouvrira peut-être bientôt le contrôle du port de Mombassa, rappelant ainsi la façon dont la France coloniale a utilisé la dette pour occuper la Tunisie au XIXe siècle[1] ou, celle des Anglais vis-à-vis de l’Égypte à la même époque. Dans une approche plus continentale, la politique de mainmise sur les ports africains par la Chine (Kenya, Djibouti, Soudan, Nigéria, Togo) confirme l’importance de la façade maritime dans les logiques de l’extraversion et du contrôle des échanges entre les économies africaines locales avec le reste du monde [2]. Quant aux ressources naturelles du continent, la Chine a développé une politique de coopération tournée de plus en plus vers leur extraction et leur exploitation à son propre compte [3]. Ces ressources extraites, il faut des infrastructures sécurisées pour les acheminer vers la façade maritime, puis vers la Chine continentale. De fait, cette situation interpelle quant aux ressemblances avec le modèle de mise en valeur des colonies (exploration et exploitation des ressources) par la France sur le continent africain jusqu’aux années 1940 [4]. Ce modèle extractiviste pourrait se résumer ainsi : la puissance coloniale construit un port – un comptoir – sur la côte, y installe sa force militaire, y développe un axe vers l’hinterland, espace propice à la mise en place d’une économie extractiviste qu’elle soit minière ou agricole. Or, la Chine semble avoir repris ce modèle de l’extraction qu’elle a tenté d’appliquer à plusieurs reprises sur le continent africain. Parmi ces points d’ancrage, le corridor allant du port de Djibouti vers l’hinterland éthiopien semble servir de vitrine à la coopération sino-africaine. Cet axe de coopération entre la Chine, Djibouti et l’Éthiopie s’avère primordial pour Pékin. Outre les enjeux géopolitiques des nouvelles routes de la soie entre l’Asie et l’Europe, il représente la tentative d’intégration la plus importante effectuée par la Chine sur le continent africain. En effet, la Chine a pratiqué une politique importante d’investissement depuis le début du XXIe siècle. Elle a notamment investi massivement dans le secteur portuaire à Djibouti (65% du PIB [5]), elle contrôle plus des deux-tiers du terminal à conteneur de Doraleh (Djibouti Ville), le port du Ghoubbet (exploitation du sel du lac Assal) et celui de Tadjoura (potasse en provenance de l’Éthiopie). Elle a financé diverses infrastructures sous forme de prêt ou de don pour un coût total de plus de 14 milliards de dollars depuis 2012 [6] : routes, stades, bâtiments administratifs, un hôpital, une zone franche de 48 km2 à proximité du port à container ainsi qu’une ligne de chemin de fer reliant le port de Djibouti à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. Hasard de l’histoire, si cette ligne ferroviaire a été inaugurée officiellement en 2016, elle a été mise en service en janvier 2018, cent ans après l’inauguration de la ligne ferroviaire franco-éthiopienne de 1918. Enfin, la Chine a installé sa première base militaire sur le sol africain en 2017. Au total, la Chine contrôle plus de 80% de la dette publique de Djibouti au début de la décennie 2020. Clip de l’armée chinoise de la base de Djibouti, 2022 (ICI si problème de visualisation). De l’autre côté de la frontière, en Éthiopie, la Chine est également présente. Elle est devenue le premier partenaire économique de l’Éthiopie depuis le début de la décennie 2010 et ce, indépendamment de la guerre civile éthiopienne qui a bousculé les agendas politiques. Comme pour Djibouti, la Chine a massivement investi (400 projets d’investissements chinois pour une valeur de plus 13 milliards de dollars de prêts [7]), Pékin contrôlerait plus de la moitié de la dette extérieure de l’Éthiopie (26 milliards de dollars [8]). Outre le chemin de fer djibouto-éthiopien, la Chine a financé le métro d’Addis-Abeba (475 millions de dollars), le siège de l’Union Africaine (saturé de microphones), le périphérique d’Addis Abeba (86 millions de dollars), ainsi que le grand barrage de la Renaissance (1,8$ milliards octroyés de manière générale à l’amélioration du réseau de distribution électrique). À travers ces financements, la Chine concrétise son basculement institutionnel, d’un pays « ami » à un bailleur international grâce à l’Eximbank of China, une banque étatique dotée de 1,8 milliards de dollars, rivalisant avec les institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale. Une intégration couplée économique et diplomatique Au-delà du volet financier, Pékin compte sur un appareil diplomatique large incluant divers volets de coopération. Les mises en scène amicales autour des alliances entre peuples sino-éthiopiens et dirigeants vont de pair avec le développement d’une forte politique de coopération agricole. Ce serait près de 500 enseignants chinois qui auraient formé 60 000 enseignants, étudiants et techniciens agricoles depuis près d’une vingtaine d’années[9]. En cela, le secteur agricole éthiopien demeure crucial dans la stratégie chinoise. L’Éthiopie dispose du plus grand cheptel de bétail d’Afrique, la Chine y a naturellement installé de nombreuses entreprises de tannerie et de textile dans les zones franches de la périphérie d’Addis-Abeba. En outre, d’après Pékin, près de 200 000 chinois vivraient en Éthiopie, faisant de cette communauté étrangère – extra-africaine – la plus importante. Or, la présence de ces travailleurs influence directement la vision que les Chinois entretiennent de l’Éthiopie. Les dernières années sont ainsi marquées par le développement d’une nouvelle forme d’exotisme vis-à-vis des femmes éthiopiennes. Un expatrié parle du visage d’une éthiopienne en comparant ses traits avec les européens (à partie de 03:00) (ICI si problème de visualisation). Ces dernières sont surnommées « perles noires » par les internautes sur les forums et les sites internet dédiés à l’Éthiopie et au retour d’expériences des travailleurs chinois[10]. Les photos abondent sur ces sites et les questions liées à la sexualité et aux critères physiques de beauté sont consultées par plusieurs millions d’internautes, reprenant les classifications raciales mises en place à l’époque coloniale[11]. On y apprend, en outre, que les femmes éthiopiennes sont les plus belles d’Afrique car, à la différence des autres femmes du continent, elles n’ont pas de trait « négroïdes »[12]. L’engouement chinois pour les femmes éthiopiennes traduit un intérêt de plus en plus croissant pour l’Afrique, intérêts corrélés à la situation économique chinoise[13]. Un modèle sui generis chinois aux inspirations multiple Au-delà de toutes ces données économiques, quel bilan dresser de la présence – de la possible mainmise – chinoise sur ce corridor Djibouti-Éthiopie ? Et, plus généralement, des logiques d’empire qui apparaissent en filigrane de cette coopération ? D’emblée, il paraît évident que la Chine ne souhaite pas « recommencer » l’expérience coloniale en Afrique comme l’Occident l’a mené au siècle dernier. Il ne s’agit pas ici d’occuper et d’administrer des territoires – à ce titre, Pékin songerait à installer une deuxième base militaire, cette fois-ci, sur la côte atlantique, en Guinée Équatoriale[14]. Pourtant, force est de constater que Pékin opère une sélection vis-à-vis des territoires africains, s’accaparant les espaces les plus prometteurs, notamment ceux jouant le rôle d’interface entre l’économie locale et l’économie mondiale. Outre les ressources, ce n’est donc pas tant le continent africain qui l’intéresse en tant que tel mais davantage la portée politique et économique du contrôle de l’interface entre les sociétés africaines et l’espace mondial, interface qui passe bien sûr par le contrôle des ports, mais aussi par celui de la dette comme arme ou appui diplomatique. Aussi, la Chine se place ici comme la nouvelle garante des logiques de l’extraversion[15] pour les élites africaines. Ces dernières voient effectivement dans l’arrivée de Pékin le renouveau des logiques de dépendances comme possible rente économique des États postcoloniaux alors même que les pays européens rechignent de plus en plus à financer certains régimes où les élites en place s’éternisent au pouvoir. Par conséquent, si la Chine permet indirectement le maintien de certaines élites africaines, elle forme, elle-même, les nouvelles élites de demain. À titre d’exemple, à Djibouti où la bataille de la succession à Ismaël Omar Guelleh (au pouvoir depuis 1999) a commencé[16], certains djiboutiens ironisent déjà sur la puissance qui « gagnera » subtilement les élections : un hypothétique candidat soutenu par la France, les Américains ou bien par la Chine. Par: Alexandre Lauret , docteur en anthropologie, géographie à l’Université Paris 8, spécialiste de la corne de l’Afrique, et votre serviteur Noé Hirsch. [1] Éric Toussaint, « La dette, l’arme française de la conquête de la Tunisie », Orient XXI, 7 juillet 2016. [2] Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, n°5, 1999, pages 97 à 120. [3] Julien Wagner, Chine Afrique, le grand pillage, Eyrolles, 2014. 128 pages. [4] Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, Éditions Payot & Rivages, 2012, 411 pages. [5] Sonia Le Gouriellec, Djibouti, la politique de géant d’un petit État, Presse Universitaire du Septentrion, 2020, p.165. [6] Sonia Le Gouriellec, op.cit. p. 178. [7] Chiffres donnés par la BBC, 2019 – lien. [8] Idem [9] Quotidien du Yunnan, août 2020 – lien. [10] 美女如云”埃塞俄比亚现状,带你看看埃塞俄比亚的冷知识 – Zhihu, 2022. [11] « Est-ce que les éthiopiennes sont belles – Oui, leur beauté est tout à fait conforme aux standards chinois » – Zhihu, 2017 ; 1,8 millions de consultations. [12] “Les filles éthiopiennes sont-elles les plus belles d’Afrique ?” Zhihu, 2018. [13] Certains analystes pensent que la présence chinoise en Afrique est intimement liée à la situation intérieure du pays : il s’agit à la fois de trouver de nouveaux marchés pour écouler les marchandises produites en Chine tout en permettant à de nombreux Chinois de s’expatrier pour éviter qu’ils viennent grossir les rangs d’un possible chômage de masse naissant. [14] Claude Fouquet, « La Chine serait tentée d’installer une base militaire permanente en Guinée équatoriale », Les Echos, 6 décembre 2021. [15] Pour plus de détails sur ces logiques d’extraversion : Jean-François Bayart, L’État en Afrique : la politique du ventre. Karthala. [16] « Succession d’IOG : le président et son entourage déciment les ambitieux », Africa Intelligence, 18/03/2022. Ce contenu est réservé aux abonnés. Identifiez-vous ou créez un compte en cliquant ici