[Accès libre] La Chine et les câbles sous-marins : une nouvelle frontière de la rivalité technologique 31 janvier 2023 Les cables sous -marins déchainent les passions et sont au centre de bien des tensions. Dans cet article, Jean-Yves Larguier revient sur les grands enjeux et le rôle de la Chine dans cette industrie stratégique. Reposant au fond des océans, les câbles sous-marins propulsent les données internet et de communications à la vitesse de la lumière d’un continent à l’autre. Transportant 99% du trafic international, ces infrastructures essentielles mais méconnues, constituent l’ossature physique d’internet. Près de 500 câbles sous-marins sillonnent mers et océans de la planète sur plus d’un million de kilomètres pour connecter la plupart des pays à internet. Ces pipelines de l’information convergent principalement vers l’Asie du Sud-Est, l’Europe et surtout les État-Unis, qui sont considérés comme le centre de gravité de l’internet mondial. De récents projets ont aussi connecté les pays du Sud global au réseau, participant au désenclavement numérique de nombreux pays. Au regard de l’importance des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le développement économique et la vie sociale de chaque pays, les câbles sous-marins sont devenus des objets politiques. Auparavant dominée par quelques acteurs, la Chine s’est récemment invitée dans cette industrie de niche et joue un rôle croissant dans la réalisation de projets à l’échelle régionale. Elle pourrait bientôt devenir un acteur mondial important dans ce domaine. Comment la Chine a-t-elle réussi son entrée dans cette industrie ? Que représentent les câbles sous-marins dans sa stratégie d’influence et de déploiement de ses nouvelles Routes de la Soie ? Le miracle de la fibre optique Les câbles sous-marins de télécommunication existent depuis la seconde moitié du 19ème siècle, transmettant les signaux électriques télégraphiques à travers l’océan Atlantique. Bien qu’ils aient été concurrencés par les satellites dans les années 1970-1980, l’arrivée de la fibre optique en 1988 a révolutionné les communications internationales en permettant à l’information de voyager à la vitesse de la lumière dans ces infrastructures sous-marines. Cette technologie accumule depuis les innovations permettant des débits toujours plus élevés grâce au multiplexage de faisceaux lumineux et à l’assemblage de câbles comprenant jusqu’à 24, 32 ou 48 paires de fibres. En termes de performance, ces câbles d’environ la grosseur d’un tuyau d’arrosage sont capables de transférer plusieurs dizaines voire centaines de téraoctets par seconde répondant à un trafic internet en croissance constante avec toujours plus de contenu vidéo. Les câbles les plus récents pourraient ainsi transférer outre atlantique l’ensemble des documents de la Bibliothèque Nationale de France en moins de 5 secondes. Les acteurs de l’industrie des câbles sous-marins sont spécialisés dans différents domaines, tels que la conception et la fabrication de différents éléments (brins de fibres optiques, câbles, répéteurs, terminaux), la pose de câbles (à l’aide de navires d’observation pour la cartographie du tracé, de navires câbliers de pose et de navires câbliers de réparation) et la propriété des infrastructures (investissement financier et exploitation de l’infrastructure). Seules quelques entreprises sont capables de réaliser des projets de bout en bout, allant de la conception à la pose de câbles. Les principaux acteurs dominants de cette industrie de niche sont l’entreprise française Alcatel Submarine Network (détenue par Nokia mais toujours fortement implantée en France), l’américaine TE Subcom et la japonaise NEC, ainsi que le nouvel entrant chinois HMN Technologies. Les propriétaires et opérateurs de câbles sont en plus grand nombre et plus variés, et souvent associés en consortiums pour investir ensemble dans ces infrastructures : ils incluent traditionnellement des opérateurs de télécommunication (Orange, Vodafone, T&T, BT, China Mobile, China Telecom, China Unicom) ainsi que des financiers (comme AquaComms, EllaLink et Softbank Corp) et, plus récemment, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Au cœur des enjeux économiques et géopolitiques En soi, l’industrie des câbles sous-marins est relativement modeste, avec un chiffre d’affaires mondial compris entre 5 et 10 milliards de dollars par an. Cependant, son impact sur l’économie va bien au-delà de l’activité des seuls acteurs des câbles. En effet, ces infrastructures sont déterminantes pour le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), qui à leur tour entraînent un effet démultiplicateur sur les activités économiques et la transformation numérique en cours. Certaines innovations technologiques n’auraient pas pu exister de la même manière sans l’existence de câbles à fibres optiques. La cloudification est un exemple de cela, en permettant le déplacement des services informatiques vers des centres de données et fermes de serveurs centralisés parfois localisés à des milliers de kilomètres des utilisateurs. Les États-Unis ont grandement profité de ces infrastructures pour devenir le centre névralgique de l’internet, en accueillant par exemple la majorité des serveurs racines DNS sur leur territoire, ainsi que de nombreux serveurs et centres de données qui stockent des données du monde entier. De même, le déploiement et la dominance mondiale des GAFAM n’auraient pas été possibles sans ces infrastructures clés pour leurs flux de données. Ces dernières années, les GAFAM ont d’ailleurs pris le contrôle de ces lignes de communication sous-marines en investissant massivement dans de nombreux projets pour les dimensionner à leurs ambitions et améliorer les performances de leurs services et de leurs réseaux de centres de données. Pour étendre leur portée, ces fournisseurs de contenu investissent dans de nouveaux marchés, en particulier en Afrique et en Amérique du Sud, contribuant ainsi à l’ouverture numérique de ces régions. La maîtrise des données est devenue un enjeu stratégique de première importance que ce soit en termes d’accès aux données (vision offensive) que de protection (vision défensive) de celles-ci. Aux États-Unis, le Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) autorise depuis 2018 les autorités américaines à accéder aux données stockées dans des centres de données d’entreprises américaines. En Europe, La RGPD (Règlement général sur la protection des données) vise depuis 2018 à renforcer la protection des données personnelles des citoyens de l’Union européenne et à garantir leur respect de la vie privée. Pour tout pays, l’attraction de câbles de communication sous-marins et de centres de données sur son territoire constitue un enjeu stratégique majeur en matière de gouvernance des données, car cela peut influencer la manière dont celles-ci sont collectées, stockées, traitées et utilisées. De façon moins officielle, les câbles sous-marins de communication sont utilisés par les services de renseignement, tels que la National Security Agency (NSA) aux États-Unis, le Government Communications Headquarters (GCHQ) au Royaume-Uni et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France, pour intercepter des communications internationales. L’utilisation de l’intelligence artificielle et de la puissance de calcul permet d’extraire des informations ciblées à partir de grandes quantités de données collectées depuis des stations d’atterrissage avec la complicité des opérateurs. Edward Snowden avait révélé en 2013 l’existence du programme américain de surveillance de masse de données de communications électroniques (PRISM). Cependant, de nombreux risques pèsent sur ces infrastructures de communication. Cachées dans les profondeurs des océans, les câbles ne sont pas moins vulnérables face à un nombre croissant de risques et de menaces. Tout d’abord aux les risques accidentels en mer, causés par l’activité humaine (la pêche, ancres de bateaux), les phénomènes naturels (séismes, glissements de terrain), ou encore l’usure. On estime qu’une centaine d’incidents sont recensés chaque année. Dans la plupart des cas, le trafic est rapidement redirigé vers d’autres câbles, le temps que les navires de maintenance effectuent les réparations en mer. Cependant, les conséquences de tels incidents peuvent être graves pour les pays connectés à un seul câble, comme cela a été le cas pour Tonga, qui a été coupé de l’internet mondial durant plusieurs semaines, même si des satellites peuvent parfois prendre un relais partiel des transmissions. Les récentes attaques sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont rappelé que de tels actes malveillants étaient à la portée de nombreux acteurs. Sur terre, les menaces de sabotage pèsent aussi sur les stations d’atterrissage (SLTE) plus accessibles, qui jouent le rôle d’émetteurs et de récepteurs des signaux optiques transmis dans les câbles sous-marins. Enfin, dans le cyberespace, les systèmes de contrôle et de gestion des réseaux dans les stations d’atterrissage sont exposés au risque de cyberattaque. Plusieurs pays adoptent maintenant des stratégies visant à protéger ces infrastructures vitales, ou de résilience à un débranchement de l’internet mondial. Les nouvelles routes de la soie numériques La Chine a intégré une composante numérique à l’initiative Belt and Road (BRI) qui a pour but d’accroître ses liens commerciaux et économiques avec différentes régions du monde en créant des infrastructures de transport, de communication et d’énergie. Le volet numérique des routes de la soie vise à établir un réseau de câbles sous-marins et de centres de données dans le monde entier, en particulier en Asie, en Afrique et en Europe. Cela permettra à la Chine de renforcer sa position en tant que puissance technologique et de développer sa présence internationale dans les domaines de l’information et des télécommunications. See Also Chine en Europe #5 Derrière ces infrastructures se cachent des stratégies à dimensions multiples. Tout d’abord économiques, avec le gain de parts de marché en fournissant des systèmes d’infrastructures aux clients (câbles sous-marins, centre de données, infrastructures de télécommunications en particulier mobiles) couplés à des stratégies de financement. Puis des enjeux géopolitiques avec la projection d’un modèle d’internet chinois grâce à ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), le contrôle de la transmission des données, la capacité d’interception des communications, et la dépendance de certains pays à l’égard de la Chine pour leur accès à l’internet mondial. En 2008, la Chine se dote d’un outil industriel pour la conception et la pose de câbles sous-marins avec la création d’une Joint-Venture regroupant Huawei et le britannique Global Marine Systems. Huawei Marine Networks réalise des projets régionaux principalement intra-asiatique, développant patiemment son savoir-faire malgré des résultats économiques limités. Suite aux accusations d’espionnage et aux sanctions américaines, Huawei cède sa participation en 2019 à son compatriote Hengtong Optic-Electric, une entreprise chinoise spécialisée dans la fabrication de câbles optiques basée à Jiangsu. Renommée HMN Technologies, l’entreprise poursuit sa croissance, réalisant des projets plus ambitieux (des câbles transocéaniques de plus de 10000 km) et développant sa propre technologie (câbles, répéteurs et terminaux). Les opérateurs télécoms étatiques sont également impliqués dans cette stratégie en devenant d’importants propriétaires ou co-propriétaires de dizaines de câbles sous-marins à travers le monde. L’État Chinois est clairement au cœur de l’écosystème industrialo-financier, et principal décideur de la stratégie de maillage des câbles chinois à travers la planète. Avec un internet largement autonome du réseau mondial, la Chine a pour objectif de diffuser son modèle d’internet et d’étendre son influence en ciblant principalement les pays du Sud. Pour y parvenir, elle réalise des projets tels que le câble PEACE (Pakistan and East Africa Connecting Europe) de 15 000 km, ou sur des axes sud-sud comme le câble SAIL reliant le Brésil au Cameroun. La stratégie chinoise en matière de câbles sous-marins s’inscrit dans une démarche plus globale visant à maîtriser les fonds marins, à développer sa marine militaire et à prendre le contrôle de la mer de Chine du Sud. Le projet « Underwater Great Wall » vise à établir un système d’observation sous-marine dans la mer de Chine méridionale, qui permettrait à la Chine de collecter des données scientifiques et de surveiller les mouvements de navires et de sous-marins dans la région. La Chine doit également faire face à deux défis dans le développement de sa stratégie de câbles sous-marins. Tout d’abord, HMN Technologies est encore techniquement inférieur à ses concurrents et manque d’expérience pour réaliser des projets de grande envergure. Cependant, l’entreprise s’efforce de combler son retard en proposant des offres très compétitives en termes de prix lors des appels d’offres pour gagner des parts de marché. Par ailleurs, les États-Unis sont très méfiants à l’égard de la société chinoise HMN Technologies, qui a été placée sur la « liste des entités » en 2021, et des opérateurs de télécommunications chinois qui ne peuvent être impliqués dans des projets de câbles aux États-Unis. De plus, les États-Unis bloquent tout projet, même américain, qui connecterait des câbles en ligne directe entre les États-Unis et la Chine. En 2020, la FCC (Federal Communications Commission) a, pour des raisons de sécurité nationale, détourné vers Singapour un câble de Google et Facebook qui devait relier les États-Unis à Hong Kong. Conclusion Infrastructure vitale et stratégique pour tout pays, les câbles sous-marins profitent d’une forte dynamique d’investissement poussée par le besoin croissant de bandes passantes (contenu vidéo, réseaux sociaux, le cloud computing), mais aussi par des besoins de souveraineté nationale. Le maillage de ce système transnational devient ainsi plus dense et plus résiliant. Cependant, les câbles étant susceptibles d’être une cible de choix en cas de conflit, tout pays se doit de protéger ces infrastructures et de prévenir les risques de débranchement de l’internet mondial. Dans ce contexte, la Chine opère un rapide rattrapage technologique qui va de pair avec l’accroissement de sa zone d’influence dessinée par les nouvelles routes de la soie. En investissant massivement dans les câbles sous-marins, la Chine souhaite stimuler son industrie du numérique et développer dans ce domaine son influence dans le cadre de son plan « China Standards 2035 ». Comme il n’y a pas encore à ce jour de réglementation coordonnée ni de gouvernance autour des réseaux de câbles sous-marins, cela pourrait offrir des opportunités à la Chine. L’International Cable Protection Committee (ICPC) est actuellement la seule organisation à structurer cette industrie. La rivalité technologique sino-américaine va donc aussi se jouer au fond des océans.