[Accès libre] Contrôle à l’export : vers la fin de l’industrie des semi-conducteurs chinoise ? 3 novembre 2022 Les nouvelles restrictions américaines frappant l’industrie des semi-conducteurs chinoise constitue une escalade dans la rivalité et la compétition technologique qui oppose les deux pays. Jean-Yves Larguier propose une analyse de ces nouvelles sanctions américaines. C’est un tir de barrage, ciblé et destructeur : les nouvelles mesures de contrôle des exportations ciblant l’industrie des semi-conducteurs chinois ont choqué l’industrie et les spécialistes. Ces nouvelles mesures, inédites par leur ampleur et leur effet immédiat constituent une brutale escalade dans le conflit technologique que se livrent la Chine et les Etats-Unis. Cette nouvelle étape dans la guerre des puces marque peut-être un tournant au moins déterminant à court terme. L’industrie des semi-conducteurs est fortement globalisée. Entrainée par des besoins en innovations et en investissement colossaux, elle s’est fragmentée géographiquement autour d’acteurs hyper-spécialisés. Ainsi, la Corée et Taiwan comptent aujourd’hui l’essentiel des fabricants, les fondeurs. A l’inverse, les entreprises américaines ont le leadership en matière de conceptions. Ainsi, afin d’évaluer l’impact à court et à moyen terme de ses sanctions sur l’industrie des semi-conducteurs, penchons-nous sur le détail de ces restrictions. Au-delà de leurs effets, la pertinence de ces mesures est en question : vont elle réellement être un frein aux capacités de rattrapage et d’innovation de la Chine ? Assistons-nous à une régionalisation irrémédiable voire à un découplage technologique dans une industrie où tous les acteurs seront forcés de choisir leur camp ? Des restrictions bien plus contraignantes Ces nouvelles restrictions émanent du puissant Bureau de l’industrie et de la sécurité (BIS) du Département américain du commerce, en charge du contrôle des exports. Les nouvelles restrictions annoncées le 7 octobre, ordonnent aux fabricants de puces américains d’obtenir une autorisation préalable du BIS avant d’exporter tout équipement, circuit intégré et même logiciel de conception permettant le développement de processeurs avancés. Les restrictions touchent par ricochet d’autres équipements pour la fabrication de semi-conducteurs utilisés pour les puces logiques dans les nœuds technologiques inferieurs à 16 nanomètres et pour les mémoires NAND et DRAM les plus avancées. La cible cœur de ces restrictions est le « calcul haute performance » (HPC pour high performance computing) permet de traiter les données et d’effectuer des calculs complexes à des vitesses élevées, jusqu’à l’exaflops : un milliard de milliards d’opérations par seconde. Les supercalculateurs jouent un rôle majeur dans la recherche scientifique, avec un effet de levier sur de nombreuses autres technologies. Les États-Unis ont également placé YMTC (un fabricant de mémoires ) ainsi que 30 autres entités chinoises suspectes – sur une liste d’entreprises « non vérifiées ». Cette procédure ouvre peut-être la voie à l’inscription sur une liste noire distincte appelée « liste d’entités » qui interdirait aux entreprises américaines de leur fournir la moindre technologie, à moins que ces entités ne démontrent une l’utilisation finale non militaire dans les 60 jours. Une escalade dans les sanctions Ces restrictions au périmètre très étendu constituent une forte escalade. En effet, elles interdisent aussi aux citoyens des États-Unis, résidents permanents et titulaires de la carte verte américaine, de fournir tout type de soutien direct ou indirect aux usines de fabrication de semi-conducteurs en Chine. Cette mesure vise à restreindre l’emploi direct de talents et d’ingénieurs expérimentés par les entreprises chinoises, limitant ainsi les transferts de technologie. L’objectif est clair : freiner les projets d’autosuffisance technologique de la Chine et étouffer sa capacité à développer une industrie des semi-conducteurs de pointe. Dans le cadre de la compétition sino-américaine, les technologies avancées est l’un des principaux terrains de confrontations. Le but pour les Américains est de conserver leur avantage en termes d’intelligence artificielle et de capacité de calcul, qui irrigue les capacités de recherche scientifique. Cette nouvelle salve de restrictions s’ajoute à celles instaurées depuis 2018 avec la mise sur liste noire de Huawei Technologies et ZTE, puis SMIC, et plus récemment l’interdiction de livrer à la Chine des puces graphiques haute-performance, généralement de Nvidia ou AMD. Ainsi, ces nouvelles règles vont bien au-delà des précédentes par leur très large champ d’application et une forte composante extraterritoriale. En effet, les États-Unis vont exercer une forte pression sur les entreprises européennes ou asiatiques présentes sur le marché chinois afin d’imposer un embargo total sur la Chine. Des leaders incontournables tels que l’équipementier ASML ou le fondeur TSMC pourraient être empêchés de vendre leurs technologies les plus avancées à certains clients chinois. De même, des entreprises étrangères comme SK Hynix ou Samsung, qui exploitent des usines en Chine, doivent obtenir une licence pour tout service ou ajout de tout équipement américain nécessaire à la production des puces plus avancées dans leurs usines chinoises. Quel impact pour l’industrie ? Pour l’industrie chinoise des semi-conducteurs, l’impact est majeur. L’année 2022 était une année de réussite pour l’industrie chinoise : SMIC a réussi à atteindre le nœud technologique de 14 nm pour la production de masse, et a aussi réussi à produire des puces de 7 nm (5-6 ans après TSMC). Dans le secteur des mémoires, deux entreprises YMTC et CXMT ont réalisé des percées majeures. YMTC avait notamment été choisi par Apple pour équiper ses iPhones. Or, le départ des principaux comme équipementiers KLA, Applied Materials et Lam Research risque de ramener les fonderies chinoises un pas en arrière, et peut-être même vers le 28nm en cas de non-maintenance des équipements. Côté conception de puces l’impact n’est pas moindre en raison du quasi-monopole des Américains sur les logiciels de conception (EDA). Biren Technology, pépite chinoise des processeurs graphiques (GPU) haute performance, qui vient par exemple de se voir interdire par TSMC la possibilité de produire des puces en 7 nm alors que des prototypes ont déjà été produits en prévision d’un prochain lancement sur le marché. En conséquence, Biren pourrait se séparer d’un tier de ses effectifs. Même si les restrictions ne visent que les puces les plus avancées, et non le très large segment des biens de consommation courant, l’impact se fait déjà sentir dans toute l’industrie. En effet, ces segments des puces IA et HPC ainsi que leur fabrication sont des moteurs qui tirent toute l’innovation du secteur des semi-conducteurs. Or, au regard des coûts impliqués dans leur développement, ces technologies sont souvent élaborées au sein de conglomérats tentaculaires et d’entités plus ou moins liées à l’État chinois, réduisant de facto leurs chances d’obtenir une licence. De plus, l’immédiateté des sanctions a surpris. En effet, certaines dispositions sont entrées en vigueur le jour même de leur annonce. Dès lors, de nombreuses « US persons » ont dû quitter leur poste ou parfois se mettre en télétravail. Par exemple, des personnes essentielles de Yangtze Memory (YMTC), dont le PDG Simon Yang, ont dû se mettre en retrait. Il faudra du temps aux entreprises pour comprendre comment appliquer, ou comment aller à la limite de ces règles. Une période d’observation sera nécessaire de la part des entreprises américaines, puis la situation s’améliorera un petit peu par la suite. Après cela, l’impact des nouvelles règles dépendra de la rigueur avec laquelle les régulateurs américains délivreront des licences d’exportation. Dommages collatéraux ou volonté d’enrayer toute voie de transfert technologique, les usines d’entreprises étrangères implantées en Chine sont également concernées. Même si ces entreprises, , telle que TSMC, UMC, Samsung et SK Hynix, ont immédiatement obtenu des licences d’un an pour poursuivre leurs opérations, cette incertitude influencera l’expansion voire la poursuite de leurs opérations sur le continent. Pour les équipementiers tel que ASML, le leader mondial des systèmes de lithographie, l’impact sera plus limité : car d’une part ASML n’expédiait déjà aucun système EUV en Chine, et d’autre part ASML a des carnets de commande bien remplis avec la relocalisation de fonderies en Europe et aux Etats-Unis. En résumé, les équipementiers voient ça comme un jeu à somme nulle. Mais au-delà de l’industrie chinoise des semi-conducteurs, l’impact pourrait se faire sentir dans de nombreux secteurs en Chine compte tenu de l’effet multiplicateur de ces technologies. Même si une petite fraction de ces puces est utilisée à des fins militaires visées par l’administration américaine, toutes les industries utilisant ces technologies de calcul à hautes performances et supercalculateurs risquent d’être pénalisées. Ainsi des pans entiers de la recherche scientifique chinoise pourraient en subir les conséquences. L’impact est donc majeur pour la Chine, qui ambitionne de devenir un grand pays moderne d’ici 2035 pour être le leader mondial en 2049. Aussi les réactions ont été à la hauteur de l’annonce. Les autorités chinoises ont vivement critiqué Washington pour avoir violé les règles du commerce international et abusé des mesures de contrôle des exportations pour bloquer et réprimer de manière malveillante les entreprises chinoises. Cependant, ces réactions n’ont jusqu’à présent été que verbales et aucune contre-mesure n’a encore été esquissée. La réaction des marchés financiers a été tout aussi violente avec une forte baisse des actions chinoises de semi-conducteurs après l’annonce des nouvelles règles, démontrant l’inquiétude des investisseurs pour ce secteur encore fragile. See Also Les jeunes étudiants chinois confrontés à un chômage galopant Une industrie en plein remodelage Pour les États-Unis comme pour la Chine, l’esprit de compétition et de « lutte » (斗争) se matérialise dans le domaine technologique. Si ces nouvelles mesures sont un frein à court terme, elles ne changent rien à l’ambition de la Chine de gagner en souveraineté sur ces technologies stratégiques. En réponse aux restrictions, la Chine va intensifier ses efforts de financement et tenter de rattraper son retard sur les logiciels de conception (EDA) ou les équipements de lithographie. La question est de savoir s’ils seront capables d’y parvenir par eux-mêmes ou en engageant d’autres pays avec eux. Ces nouvelles restrictions interviennent dans une dynamique de remodelage en profondeur d’une industrie des semi-conducteurs. Jusqu’ici fortement mondialisée, la complexité technologique et le fort besoin de capitaux a poussé à l’hyperspécialisation des acteurs. Une redistribution de la production est déjà en marche avec les annonces d’implantation de nouvelles fonderies en Europe, aux États-Unis et au Japon. Mais ces sanctions produisent une onde de choc au-delà de la restructuration des chaînes logistiques. En restreignant le développement technologique chinois et en forçant les acteurs à choisir un camp, certaines divergences techniques peuvent émerger. Ainsi, cette confrontation peut conduire à un découplages plus profond touchant tout l’écosystème matériel/logiciel et d’aboutir à deux mondes incompatibles. Ainsi, nous assistons dans le domaine des technologies à une confrontation de systèmes : entre un système chinois centralisé et directif s’appuyant sur ses forces nationales et un système américain valorisant l’innovation privée et l’attractivité des talents internationaux. La Chine tente d’attirer de nouveaux partenaires désireux de profiter de l’énorme masse d’investissements et du marché Chinois. Les États-Unis s’appuie sur des groupes de travail plurilatéraux comme le US-EU Trade and Technology Council (TTC) et la toute jeune Alliance Chip 4 (impliquant les États-Unis, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud). Le mode collaboratif et l’ultra spécialisation de l’industrie des semi-conducteurs ont permis un rythme d’innovation sans comparaison avec les autres industries. Nous pouvons passer d’un monde de coopération à un monde d’isolement. Cela aura un impact sur l’innovation. Il n’est pas certain que la fameuse loi de Moore puisse encore être respectée en cas de découplage. De plus, les puces les plus avancées pourraient connaître des augmentations de prix importantes dans les années à venir. Conclusion La stratégie américaine consistant à sevrer la Chine des puces hautes performances et des outils pour les fabriquer eux-mêmes représente un nouveau palier dans la guerre technologique entre la Chine et les États-Unis. Ces derniers tentent d’agir pour freiner une Chine avant qu’elle n’égale la technologie américaine, les puces de calcul haute performance étant un point névralgique compte tenu de leur effet multiplicateur pour les autres technologies bien au-delà des domaines militaires et de sécurité. L’impact sur l’industrie chinoise des semi-conducteurs et les industries connexes reste encore quelque peu flou néanmoins en raison des incertitudes concernant l’application effective des restrictions et l’obtention de licences d’exportation. Il en est de même pour la capacité des États-Unis à entrainer leurs alliés à appliquer ces restrictions. Cependant, la soudaineté et l’ampleur de ces mesures semblent suffisamment puissantes pour paralyser l’industrie chinoise des semi-conducteurs pendant de nombreuses années. Ce temps précieux gagné par les Américains devra être mis à profit pour accroître au maximum leur avantage compétitif dopé par le CHIPS and Science Act, car ces mesures n’empêcheront pas longtemps la Chine d’aller de l’avant avec un savoir-faire encore plus étendu. Au final, seul celui qui innove le plus vite aura la maîtrise technologique. À court terme, une réaction chinoise devrait s’organiser progressivement, et se produire une escalade voire un élargissement des tensions à d’autres industries. À plus long terme, un découplage entre la Chine et les États-Unis se dessine chaque jour un peu plus, sans que l’on sache encore combien de pays seront embarqués dans ce clivage technologique.